L’hypothèse sérotoninergique de la dépression est-elle remise en cause ?

Petit préambule : dépression et sérotonine ?

La dépression, aussi appelée “Episode Dépressif Caractérisé” (EDC) est une maladie qui peut être grave, avec un important retentissement fonctionnel et social. Ses causes sont volontiers plurifactorielles, avec 3 dimensions :

Une dimension psychologique, liée à la personnalité du patient, à ses expériences, à ses traumatismes antérieurs, à son mode de fonctionnement psychique, etc.

Une dimension environnementale, liée à ce qui se passe dans la vie du patient (événements de vie, relations, difficultés sociales, etc.)

Une dimension biologique ou “chimique”, liée aux mécanismes neurofonctionnels du cerveau, ce qui inclut les neuromédiateurs, les récepteurs à ces neuromédiateurs, le fonctionnement des membranes cellulaires, la façon dont les neurones dépolarisent, le métabolisme cérébral, etc.

Lorsque l’on s’intéresse plus particulièrement à la dimension biologique de la dépression, certains auteurs ont émis, depuis plusieurs décennies déjà, l’hypothèse que la sérotonine (un neuromédiateur impliqué dans de très nombreuses fonctions : humeur, régulation thermique, régulation de la douleur, cycle veille-sommeil, mémoire, comportement sexuel, etc.) pouvait avoir un rôle important dans les épisodes dépressifs, et notamment qu’une diminution de la sérotonine au niveau de la synapse pouvait être une cause, parmi d’autres, de dépression. Depuis cette époque il a été mis en évidence que d’autres neuromédiateurs avaient également un rôle (dopamine, noradrénaline, NMDA, GABA, etc.) et il est maintenant clair que si la sérotonine joue un rôle, il s’agit d’un rôle complexe, lié à des mécanismes de régulations / contre-régulations / interactions réciproques réceptorielles, et que ce n’est pas “juste” une baisse de sérotonine qui est responsable de la dépression.

https://www.genome.jp/pathway/hsa04726 | La synapse sérotoninergique semble légèrement complexe et réduire le rôle de la sérotonine à “suffisant” ou “insuffisant” ou imaginer qu’il s’agit d’un problème de quantité est un peu simpliste ou caricatural.

D’ailleurs certains traitements antidépresseurs appelés les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS), et qui ont pour fonction de faire augmenter la sérotonine dans la synapse, ont des effets clairement démontrés (leur efficacité est attestée par de nombreuses méta-analyses) mais pour autant ils ne permettent pas de traiter toutes les dépressions puisqu’on estime qu’une première ligne de traitement n’entraine une “réponse” (définie par la réduction des symptômes par 2) que dans 40% des cas, ce qui implique d’essayer régulièrement d’autres molécules, notamment des molécules qui n’agissent pas que sur les taux de sérotonine, et qui vont agir par exemple sur la noradrénaline ou la dopamine. Ainsi, vu l’implication des autres neuromédiateurs, on ne parle plus de “l’hypothèse sérotoninergique” de la dépression, certains parlent éventuellement de “l’hypothèse tri-aminergique” (sérotonine + noradrénaline + dopamine) même s’il est clair que de très nombreux autres facteurs sont à prendre en compte (métabolisme cérébral, électricité corticale, réseaux synaptiques, autres neuromédiateurs, anomalies réceptorielles, etc.).

Une hypothèse remise en cause ?

Un article récent, publié dans Molecular Psychiatry en Juillet 2022, intitulé “The serotonin theory of depression: a systematic umbrella review of the evidence” entend “casser” cette idée que la sérotonine serait impliquée dans la physiopathologie de la dépression. Les auteurs ont inclus 17 articles (essentiellement des méta-analyses et des revues de la littérature) et ils ont croisé la dépression avec les sujets suivants :

  • Les métabolites de la sérotonine
  • Le taux sanguin de sérotonine
  • Le récepteur 5HT1A de la sérotonine
  • Le couplage entre le SERT (la pompe de recapture) et la sérotonine
  • La déplétion en tryptophane (un précurseur de la sérotonine)

Leur analyse de la littérature retrouve ainsi que :

  • L’un des métabolite de la sérotonine appelé 5-HIAA n’est pas corrélé à la dépression
  • Le taux sanguin de sérotonine n’est pas corrélé à la dépression
  • Pas de réduction sur les récepteurs 5HT1-A entre sujets avec et sans dépression
  • Une réduction du couplage SERT/Sérotonine
  • Pas d’effet de la déplétion en tryptophane sur la dépression

Et ils en concluent donc “qu’il n’existe pas de preuve d’une association entre sérotonine et dépression, et pas de preuve qui soutient que la dépression serait causée par une diminution de la sérotonine”.

Evidemment cette affirmation a fait grand bruit dans les médias non spécialisés, et rapidement, la presse à sensation s’est saisie de l’information sans réflexion sur le sujet, en répercutant cette conclusion :

Et certains sites vont même jusqu’à y voir une remise en cause de la dimension neurobiologique dans son ensemble :

Pourquoi c’est faux ?

Comme on l’a vu en préambule, réduire le lien entre sérotonine et dépression à une question de quantité est plus que simpliste, c’est caricatural. Plus aucun chercheur ne pense que c’est une “baisse de sérotonine dans la synapse” qui explique la dépression, même si ce modèle est encore parfois utilisé en consultation pour expliquer les choses de manière simple. Réduire la dépression uniquement à la sérotonine est encore plus caricatural.

De facto, les auteurs de l’étude n’ont inclus que des études qui étudient la sérotonine de manière indirecte (“the studies included in the review use methodologies that only generate proxies” dixit Pr. Moos Knudsen, professeur de neurobiologie, qui a critiqué l’étude), or on sait parfaitement que cette étude indirecte est un biais (à titre d’exemple, on sait depuis longtemps que le taux de sérotonine sanguin n’est pas corrélé au taux de sérotonine dans le système nerveux). Cet argument est important et est repris par les professeur David Nutt et Edmond J Safra (Directeurs du Center for Neuropsychopharmacology de l’Imperial College de Londre) qui affirment :

“Malheureusement, toutes les variables qu’ils ont incluses sont des mesures indirectes, ou pire à peine des proxy de l’activité sérotoninergique. Ce n’est que très récemment que nous avons développé une technologie capable de mesurer la libération de sérotonine dans un cerveau humain in vivo, il n’y a qu’une seule étude de ce type et elle est en cours d’évaluation, mais ses résultats montrent qu’il y a bel et bien une diminution de la libération sérotoninergique chez les patients déprimés.”

David Nutt, Edmond J Safra

D’autres experts n’ont pas compris les simplifications de l’article : “je n’ai jamais rencontré aucun chercheur sérieux ou psychiatre qui pensait que la cause de la dépression était liée à un simple problème de niveau de sérotonine” affirme le Dr Michael Bloomfield (University College of London) qui ajoute taquin “beaucoup de gens prennent du paracétamol pour traiter les maux de tête, pourtant personne n’imagine que les maux de tête sont simplement liés à un déficit de paracétamol intra-cérébral” (certains ajoutent pour filer la métaphore, que la douleur n’est pas liée à un taux bas d’endorphine ou qu’une infection n’est pas liée à un déficit en antibiotique).

Le professeur Phil Cowen, de l’université d’Oxford, est aussi revenu sur l’article en disant qu’il montre surtout que les “umbrella review” laissent beaucoup de place à l’interprétation, et que ce que l’on inclut pas dedans est aussi important que ce qu’on inclut, laissant entendre que certaines études, potentiellement positives, n’auraient pas été incluses par les auteurs, notamment la méta-analyse publiée sur le même sujet en 2021 (étonnamment dans la même revue, Molecular Psychiatry) et qui conluait :

“Nos résultats montrent des modifications métaboliques plasmatiques chez les patients présentant une dépression, notamment une déplétion du tryptophane”

Pu J, et al. An integrated meta-analysis of peripheral blood metabolites and biological functions in major depressive disorder. Mol Psychiatry. 2021 doi: 10.1038/s41380-020-0645-4.

Certains experts affirment aussi que les auteurs ont mal interprété le rôle des récepteurs 5HT1A car ce dernier est à la fois présent au niveau pré et post-synaptique, ce qui signifie que son rôle dans la dépression est plus complexe que ne l’entendent les auteurs : le récepteur peut être régulé à la hausse ou à la baisse dans la dépression (professeur Allan Young, King’s College de Londre).

Il existe de très nombreuses théories sur l’hypothèse sérotoninergique de la dépression et sur son corrélat (à savoir l’efficacité des antidépresseurs sérotoninergique, car comme on le verra c’est en réalité de cela dont il s’agit). A titre d’exemple, les liens entre le système sérotoninergique et le système dopaminergique sont encore mal compris, on sait qu’il existe des mécanismes de régulation et contre régulation a plusieurs niveaux (par exemple une saturation des voies du tryptophane va jouer sur les voies de la tyrosine) qui participent possiblement à la physiopathologie de la dépression chez certains patients.

Dans tous les cas, la question qui se pose, et à laquelle l’article de Molecular Psychiatry n’arrive pas a répondre, c’est “est-ce que pour certains patients, une déplétion sérotoninergique au niveau de la synapse est responsable des symptômes dépressifs ?”, et d’un point de vue strictement scientifique, leur article n’y répond pas … tout en prétendant y répondre.

En résumé : l’article en question affirme qu’il n’y a pas de lien entre sérotonine et dépression, comme si la théorie neurobiologique de la dépression ne reposait que sur ça, alors même qu’ils n’arrivent qu’à démontrer qu’il n’y a pas de lien indirect (et ne s’intéressent pas aux liens directes puisque la seule étude qui prétend les mesurer est en cours d’évaluation) tout en interprétant de manière légèrement tendancieuse le fonctionnement de certains récepteurs (notamment 5HT1-A).

Pourquoi c’est dangereux ?

Pour comprendre le danger de cet article, il faut comprendre son but sous-jacent, et sans vouloir faire de procès d’intention, il est intéressant pour cela de s’intéresser aux conflits d’intérêts des auteurs de l’article :

  • JM et TS sont membre du Critical Psychiatry Network
  • RC membre de l’International Institute for Psychiatric Drug Withdrawal
  • MPH a publié récemment le livre “Evidence-BIASED Antidepressant Prescription.”
  • MAH a fondé une entreprise qui a pour objectif “d’aider les gens à stopper les antidépresseurs” au Canada

Le Critical Psychiatry Network est un collectif anglais proche de l’antipsychiatrie, un courant de pensée qui dans les années 70 prônait que la maladie psychiatrique n’existait tout simplement pas. Les liens entre Critical Psychiatry et antipsychiatrie sont rappelés dans cet article : “Critical psychiatry: an embarrassing hangover from the 1970s?” publié dans le British Journal of Psychiatry (lien).

JC Coyne, Clinical Psychologist, CoyneoftheRealm

Ce groupe, composé majoritairement de psychologues, psychopraticiens en tout genre, et de quelques psychiatres, reprend les thèses du psychologue Irving Kirsch, qui avait publié un article en 2012 ou il expliquait que les antidépresseurs n’étaient pas plus efficaces que le Yoga ou l’acupuncture. Son article, qui avait fait grand bruit à l’époque, avait séduit de nombreux psychopraticiens (acupuncteur et profs de yoga notamment) avant d’être totalement contredit par de très nombreuses études et méta-analyses plus sérieuses qui avaient conclu à la nette supériorité des antidépresseurs sur toutes les autres approches thérapeutiques dans les dépressions sévères. Il est actuellement communément admis par la communauté scientifique (psychologues compris) qu’en cas de dépression modérée il est possible de proposer une approche non médicamenteuse en première intention (mais qu’il faut introduire un traitement antidépresseur en cas d’échec) et qu’en cas de dépression sévère le traitement de première intention est un antidépresseur, auquel il est toujours intéressant (et parfois nécessaire) d’adjoindre des stratégies non médicamenteuses.

L’international Institute for Psychiatric Drug Withdrawal est un institut qui a pour objectif de promouvoir la diminution et l’arrêt des psychotropes, objectif louable, mais qui confine parfois à la mise en danger des patients. A titre d’exemple RC (Ruth Cooper) travail actuellement sur une étude qui vise a démontrer que l’arrêt des antipsychotiques dans la schizophrénie peut améliorer le fonctionnement des patients (ce qui va à l’encontre de toutes les études publiées sur le sujet qui prouvent au contraire que l’arrêt des traitements est le principal facteur d’aggravation de la maladie et augmente la morbi-mortalité du trouble de manière particulièrement significative).

Evidence-BIAISED Antidepressant Prescription est un livre qui a pour enjeu de démontrer que les antidépresseurs sont trop prescrits et enfin le dernier auteur aurait fondé une entreprise pour aider les patients à arrêter leurs traitements, et l’on ne sait pas s’il gagne de l’argent avec cette entreprise.

Tous ces éléments pointent clairement vers les intentions des auteurs : mettre à mal la prescription des antidépresseurs, d’autant que les auteurs ne cachent pas leur volonté de diaboliser ces molécules comme le montre la “réponse aux critiques” qu’ils ont publiés dans le webzine “Mad in the UK” (le cousin britannique de “Mad in America” une revue ouvertement antipsychiatrique qui critique les hypothèses neurobiologiques des troubles depuis longtemps). Dans leur réponse aux (nombreuses) critiques reçues par leurs pairs, ils balayent celle qui revient souvent, et que nous avons soulevé plus haut, à savoir qu’ils ont caricaturé le rôle de la sérotonine, en disant qu’il y a un gap entre les professionnels (médecins, chercheurs, etc.) qui savent que c’est compliqué et le grand public qui lui “croit toujours a 85% que la sérotonine basse est la cause de la dépression”. Cette défense serait acceptable s’ils avaient fait un article de vulgarisation, mais pas pour un article scientifique sérieux. Ils poursuivent en expliquant que “les psychiatres n’arrivent pas à comprendre l’impact sur les patients de dire que la dépression est liée à un problème de déséquilibre chimique du cerveau et que des antidépresseurs peuvent aider à régler ce problème […]. Ils font cela pour encourager les patients à prendre leurs antidépresseurs” en sous-entendant qu’ils ne le devraient pas, mais sans précisément expliquer pourquoi. En réalité les auteurs de l’article laissent uniquement transparaitre leurs opinions personnelles, qu’ils mettent au service de la lutte contre les antidépresseurs. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que 70% de leurs réponses aux critiques portent sur les antidépresseurs.

Pourtant, comme le souligne très justement le Dr. Livia de Picker (Université d’Anvers) :

“Dans tous les cas il faut noter que cette étude n’a dans aucun cas étudié l’efficacité des antidépresseurs. D’ailleurs les antidépresseurs sérotoninergiques étaient déjà utilisés bien avant l’apparition de l’hypothèse sérotoninergique de la dépression”

Leur approche est dangereuse à plus d’un titre. D’abord pour les patients, qui ne vont plus comprendre les raisons de la prescription de leur traitement, car même si c’est une simplification que de dire qu’il y a un “déséquilibre des neuromédiateurs”, c’est une simplification qui permet de comprendre, et bien souvent même de déstigmatiser la maladie. Ensuite elle est dangereuse car certains praticiens pourraient envisager d’arrêter ou de diminuer leur prescription de traitement antidépresseurs puisque les auteurs font une confusion à dessein sur ce point. Cependant l’expérience de la “Black Box Warning” devrait nous servir de leçon sur cela. Pour rappel, lorsqu’il y a eut cette mise en garde sur les boîtes d’IRS au début des années 2000 suites à une méta-analyse qui affirmait un lien entre suicides (notamment chez les adultes jeunes) et prise d’antidépresseurs, il y a eut une diminution considérable des prescriptions d’antidépresseurs (alors même qu’une réévaluation de cette meta-analyse à ensuite prouvé que ce n’était pas le nombre de suicide, mais plutôt de tentative de suicide qui était augmenté dans le groupe antidépresseurs, dont aucune tentative fatale). Les études réalisées dans les années qui ont suivi cette baisse (entre 20 et 30% de prescription en moins) ont montré malheureusement que le taux de suicide et de tentative de suicide avait lui au contraire augmenté de manière croisée (+20% de TS). Ainsi la baisse de prescription d’antidépresseurs s’accompagne vraisemblablement d’une augmentation de la mortalité par suicide.

Avant de conclure il est donc important de rappeler que les traitements antidépresseurs sont efficaces et utiles pour de nombreux patients répondeurs qui en bénéficient grandement. Au vu des résultats à paraitre de l’étude dont parlent David Nutt et Edmond J Safra, il est vraisemblable que ces patients répondeurs aient effectivement des anomalies liées au système sérotoninergique, et il est donc clair que cette hypothèse n’est pas encore à mettre de côté.

En conclusion, les auteurs de l’étude ont possiblement omis plusieurs analyses qui ne vont pas dans leur sens, un sens qui est guidé idéologiquement par leur volonté de lutter contre les antidépresseurs. A ce niveau il ne s’agit pas de science, il s’agit d’opinion, et l’on peut s’interroger sur la mécanique d’un système de reviewing qui a laissé passer cet article en l’état. Pour singer l’un des auteurs de l’étude, on pourrait dire que c’est un bel exemple “d’Evidence-BIASED Science”. Enfin on peut s’interroger sur la capacité des médias “grand public” à rapporter une controverse scientifique sans tomber dans un sensationnalisme délétère pour nos patients.

4 commentaires sur « L’hypothèse sérotoninergique de la dépression est-elle remise en cause ? »

  1. Merci pour cet article très clair ! Effectivement la théorie de la sérotonine a encore quelques beaux jours devant elle.

  2. What’s uup tto all, the clntents existimg aat this sife are genuinely remasrkable ffor
    psople knowledge, well, keep uup the nice work fellows.

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