Pendant longtemps, les benzodiazépines ont été considéré comme un traitement efficace des troubles anxieux et des troubles du sommeil. Actuellement elles sont utilisées en cas de crises (d’angoisse, d’insomnie) avec des recommandations d’utilisation pour de courtes durées. C’est contre-intuitif pour beaucoup de patients, mais le traitement de fond d’un trouble anxieux n’est pas un anxiolytique : c’est un antidépresseur. Même en l’absence de dépression ! En effet, le terme antidépresseur est en réalité impropre, ces molécules qui agissent sur divers neuromédiateurs (essentiellement la sérotonine mais pas uniquement) ont certes des effets sur les symptômes de dépression, mais ils ont également des effets sur les troubles anxieux et ils en constituent les traitements de première ligne en cas d’échec des psychothérapies (ou en association aux psychothérapie si les troubles sont trop sévères) d’après toutes les recommandations et les AMM (autorisation de mise sur le marché).
Revenons aux benzodiazépines : ces molécules sont donc utilisées ponctuellement (en théorie) dans les troubles anxieux, mais elles se sont également révélées utiles dans la dépression anxieuse, dans la catatonie (ou pour le coup elles peuvent constituer un traitement de fond, et à des doses qui font faire des mines déconfites aux pharmacien puisqu’on doit parfois mettre jusqu’à 10 fois la dose recommandée) et dans un certain nombre d’autres pathologies telles que l’épilepsie et le sevrage alcoolique (ou elles sont utilisées plus pour leur propriétés anticonvulsivantes qu’anxiolytiques)
C’est dans les années 90 que les antidépresseurs de deuxième génération sont devenu des traitements de référence des troubles anxieux. Le remplacement des benzodiazépines par des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) et des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN) est clairement apparu comme nécessaire. Cependant certains se demandent si ce switch conceptuel (passer des benzodiazépines aux antidépresseurs pour traiter l’angoisse) n’a pas été piloté par des raisons … commerciales.
D’après certains auteurs, cette évolution aurait été compliqué à valider scientifiquement si les antidépresseurs avait du être comparé au “gold standard” que représentait les benzodiazépines à l’époque. En effet, la plupart des comparaisons head-to-head (c’est à dire antidépresseur versus benzo) avaient l’air de montrer que les benzodiazépines étaient plus efficaces et mieux tolérées que les antidépresseurs.
Cependant, lorsque cette supériorité n’a plus été exigée par les organismes de réglementation, les comparaisons ont été effectuées à l’aide de méta-analyses susceptibles de donner des résultats favorables aux antidépresseurs.
Une autre stratégie, toujours d’après ces auteurs, consistait à amplifier les effets secondaires des benzodiazépines. D’après eux, les aspects négatifs sont en fait limités, le potentiel de dépendance, de toxicité et d’abus des benzodiazépines a dû être dramatiquement accentué. Ainsi il y a dix ans, les benzodiazépines étaient considérées dans les directives et les organismes de réglementation comme ayant des avantages très limités et des risques considérables, ne convenant – comme précisé au début – qu’à un traitement à court terme.
Récemment, cependant, un réexamen de leur rôle et de leur fonction s’est produit :
Premièrement, des études de pharmaco-épidémiologie indiquent que les benzodiazépines sont rarement utilisées à mauvais escient et qu’elle conduisent finalement assez rarement à l’utilisation abusive d’autres substances chez les patients ne présentant pas déjà des troubles addictifs.
Deuxièmement, des réactions négatives peuvent survenir après l’arrêt des benzodiazépines et des antidépresseurs, mais les dernières études semblent montrer que les syndrome de discontinuation (terme employé pour parler des effets négatifs pouvant survenir en cas d’arrêt trop rapide ou brutal d’antidépresseur) semblent être plus gênants et plus persistants que les syndromes de sevrage en benzodiazépine.
Troisièmement, le fantôme de démence évoqué dans certaines études observationnelles n’a pas été retrouvé lorsque des enquêtes méthodologiques soigneusement menées ont examiné l’association. Un numéro spécial du JAMA avait repris ces éléments il y a quelques années, remettant clairement en cause l’association après que plusieurs études sur des millions de personnes n’avait pas retrouvé d’association : il semblerai en fait que ce sont les troubles anxieux eux-même qui pourrait être prodromaux (précurseurs) des troubles cognitifs et même potentiellement causaux (impact du stress chronique).
A l’époque nous avions nous-même écrit qu’il n’y avait donc plus lieu de craindre un risque de démence lié aux benzodiazépine mais nous avions soulevé 2 problématiques qui restaient majeures : 1. l’utilisation des benzodiazépine n’entraine certes pas de risque de maladie neurodégénérative, mais leur effet peut “mimer” ou renforcer des troubles cognitifs (notamment mnésiques) ce qui peut poser problème, 2. l’utilisation des benzodiazépine entraine un risque de chute, notamment chez les sujets âgé, d’où la nécessité de les réduire quand on peut ou de ne pas les introduire dans ces population.
Mais l’article de Rozing et al. vient mettre un énorme coup de pied dans ces croyances en remettant en question les associations entre les benzodiazépines et le risque de chutes et de fractures !
Il faut comprendre que les méthodes corrélationnelles en épidémiologie comportent le risque de produire des résultats erronés en raison de certains biais. Ainsi la “confusion due à l’indication” (Confounding by indication) semble être un biais potentiel dans l’évaluation du risque médicamenteux et des chutes. Il se produit lorsqu’une personne prend un médicament (par exemple, une benzodiazépine) pour un trouble (par exemple, l’insomnie), qui peut lui-même augmenter le risque de chute (en se réveillant la nuit et en marchant dans la maison). Rozing et al. ont utilisé un modèle de série de cas auto-contrôlés où 6 périodes sont prises en compte :
- L’évaluation de base (référence) se fait sur des sujets non exposée aux médicaments hypnotiques-sédatifs. Cette population est étudiée pendant 12 à 24 mois avant le début du traitement)
- Une évaluation est faite en prétraitement précoce 3 à 12 mois avant le début du traitement puis en prétraitement immédiat dans les 3 mois précédant immédiatement l’introduction du médicament.
- Une évaluation est faite dans les 3 premiers mois qui suivent l’introduction du traitement puis en post-traitement précoce dans les 3 à 12 mois après le début du traitement et enfin en post-traitement tardif dans les 12 à 24 mois après le début du traitement.
Une telle conception peut minimiser, même si elle ne l’élimine pas complètement, la confusion due à l’indication.
Ils ont donc évalué près de 700 000 adultes ayant acheté des benzodiazépines, des analogues benzodiazépiniques (dit Z-drugs) et de la mélatonine dans un large registre national danois. La période d’évaluation s’étendait entre 2000 et 2018.
Une chute est survenu chez 8,7% de la population étudiée et une fracture chez 5,2%. Leur occurrence était probablement sous-estimée, car elle n’incluait que les diagnostics hospitaliers. Logiquement, un âge élevé (égal ou supérieur à 70 ans) s’est avéré corrélé au risque (c’est à dire que le risque de chute et de fracture est plus important pour les personnes âgées, jusque la rien de nouveau).
Cependant pour les personnes âgées, le risque de chute était le plus élevé pendant la période précédant le traitement, ce qui suggère que leur risque accru peut être dû à des facteurs autres que ces médicaments.

Alors à quoi est lié ce risque ? D’après les auteurs, il serait du à l’insomnie non traitée car … roulement de tambours … l’instauration du traitement a progressivement diminué le risque.
Peut-on en conclure que les médicaments hypnotiques-sédatifs sont dépourvus de risques liés aux chutes et aux fractures et qu’il ne faut pas s’en préoccuper ? Pas du tout : les effets secondaires courants des benzodiazépines et apparentés, tels que la sédation, le ralentissement du temps de réaction, l’altération de l’équilibre et de la démarche, peuvent bien évidemment favoriser les chutes, même si ce n’est pas plus que d’autres médicaments.
Mais Rozing et al, et en accord avec la littérature récente disponible, soulignent les avantages de traiter l’anxiété et les troubles du sommeil chez les personnes âgées, en particulier dans le cadre d’une pathologie identifiée (notamment d’une pathologie somatique). Une analyse actualisée de la littérature indiquerait ainsi que les benzodiazépines devraient regagner la place de médicaments de première intention pour traiter l’anxiété et les troubles du sommeil, même si évidemment les stratégies non pharmacologiques (TCC et modifications du mode de vie) doivent garder un rôle central.
Les chutes et les fractures sont une source majeure de morbidité et de mortalité chez les patients âgés, déclenchant une cascade d’événements indésirables (ex : infections pulmonaires). La prévention ou la minimisation du risque de chute mérite une attention toute particulière lorsque l’on doit gérer une anxiété et une insomnie.
Cette prise en compte nécessite une approche personnalisée car tous les patients de plus de 70 ans ne présentent pas le même risque de chute : les troubles de la force musculaire, de la démarche et de l’équilibre, ainsi que la survenue de chutes antérieures, sont des facteurs prédictifs importants de chute. Dans le monde réel de la multimorbidité et de la polypharmacie, qui est très différent de celui décrit dans la plupart des étude EBM (car on sait bien que les RCT n’ont au final pas grand chose à voir avec la vie réelle) il est primordial d’évaluer l’état médical et fonctionnel global du patient (le syndrome gériatrique de fragilité reflète cette évaluation globale), ainsi que l’effet cumulatif des médicaments qui sont pris. Le cas échéant, il pourrait être nécessaire d’envisager une déprescription mais il faut impérativement évaluer très finement la balance bénéfice-risque : risque de décompenser le trouble dépressif ou anxieux, risque de reprise de l’insomnie (et donc des déambulations nocturnes), risque de syndrome de sevrage ou de discontinuation, etc. Il est finalement assez courant en consultation de voir des patients qui prennent la même (assez faible) dose de benzodiazépine pendant de nombreuses années sans qu’on ai d’arguments pour la modifier. Le problème survient lorsque, pour une raison quelconque, ils arrêtent de le prendre (avec des syndromes de sevrage parfois sérieux, parfois même avec syndromes délirant). Si un antidépresseur a été utilisé uniquement à visée sédative, il peut ainsi être envisageable de proposer une alternative, y compris benzodiazépinique (sauf évidemment en cas de réveil matinal précoce associé à un épisode dépressif majeur).
Un deuxième aspect à prendre en considération est le fait que toutes les benzodiazépines ne sont pas identiques et que les choix de traitement doivent être soigneusement réfléchis. Les patients âgés sont généralement plus sensibles aux effets des benzodiazépines en raison de l’augmentation du rapport adipeux/graisseux et de la diminution des protéines plasmatiques, ce qui entraîne un ralentissement du métabolisme, une diminution de la clairance et une demi-vie d’élimination plus longue. Par conséquent, il convient d’être prudent lors de l’utilisation de benzodiazépines à demi-vie plus longue en raison du risque d’accumulation. En outre, les caractéristiques de la demi-vie doivent être intégrées à la solubilité relative dans les lipides et à l’affinité de la liaison.
Des médicaments comme l’Alprazolam, qui a une forte liposolubilité, sont associés à des effets rapides, à un risque de dépendance plus élevé, à des troubles cognitifs et à des effets amnésiques antérogrades. Au contraire, les benzodiazépines ayant une faible affinité pour le récepteur des benzodiazépines et une faible liposolubilité, comme le Clonazépam, ont des effets plus lents, un risque de dépendance moins élevé mais un potentiel amnésique (c’est donc cocasse de voir qu’en France cette molécule est réservée aux neurologues et interdite d’initiation par les psychiatres en raison de craintes sur son potentiel de dépendance alors que l’Alprazolam est prescriptible par tout médecin et l’une des plus vendu de France).

Dans une étude sur 12 ans réalisée au Luxembourg à partir d’un registre national, environ quatre personnes sur cinq ayant reçu une benzodiazépine étaient des utilisateurs à court terme ou intermittents, et une utilisation “en continue” était retrouvé chez une personne sur cinq et contrairement aux idées reçu sur la notion de tolérance, cette utilisation n’était pas nécessairement associée à une augmentation de la dose. Ainsi l’Alprazolam (et le Triazolam) étaient associé à un usage continu et à forte dose, alors que le Clonazépam et le Clobazam ne l’étaient pas. Les résultats de cette étude confirment l’importance d’une sélection spécifique des benzodiazépines basée sur la probabilité d’un potentiel de dépendance et sur les objectifs spécifiques de la prescription.
Par ailleurs, la dose est également une variable importante en ce qui concerne le risque de chute et de fractures. Des doses élevées d’hypnotiques au moment du coucher sont souvent utilisées, et c’est cela qui pourrait majorer le risque de chute pendant la nuit. Même si l’insomnie est le symptôme principal, le niveau d’anxiété pendant la journée doit être évalué. Comme le dit Giovanni Fava, l’éditeur en chef de PPS, en rapportant les propos d’un patient : “c’est le jour qui dicte la nuit, certains jours, lorsque ma tension est si élevée, seule une anesthésie générale au moment du coucher me conviendrait probablement”. Ce qui donnerai donc plutôt envie d’éviter complètement l’utilisation d’hypnotiques et à privilégier plutôt l’utilisation d’une benzodiazépine pendant la journée. Il rapporte son expérience :
Très souvent, j’ai pu traiter avec succès des insomnies réfractaires aux hypnotiques en passant le patient à une dose très faible de clonazépam (0,25 mg en deux doses divisées), avec l’avantage d’éviter une grande quantité de médicaments pendant la nuit
Giovanni Fava, Benzodiazepines in elderly patients
Une dernière considération est que l’utilisation des benzodiazépines dans l’insomnie doit être placée dans le contexte de la “LifeStyle Medicine” : les suggestions visant à un meilleur sommeil doivent être individualisées et s’attaquer aux pratiques malsaines pendant la journée (par exemple, une activité physique insuffisante, des siestes prolongées et/ou fréquentes, un retour très tardif du travail), avant de s’endormir (par exemple, consommation de caféine, endormissement devant la télévision) et pendant la nuit (par exemple, comment se lever du lit, comment aller aux toilettes en toute sécurité). Parfois, les suggestions relatives au mode de vie peuvent permettre d’éviter l’utilisation de médicaments ; plus souvent, elles peuvent accroître leur efficacité et faciliter leur diminution ou leur arrêt. Ces conseils devraient figurer en toute lettre sur l’ordonnance au même titre que les médicaments.
En conclusion : Oui, le traitement pharmacologique optimal de l’insomnie devrait être court, y compris chez les patients âgés. Ce qui est toutefois difficile dans de nombreux cas. Les études montrent finalement que les benzodiazépines ne semblent pas perdre trop de leur efficacité avec le temps et qu’il est finalement assez peu probable de devoir augmenter la dose. Les résultats de l’importante étude épidémiologique de Rozing et al. s’ajoutent à d’autres preuves, suggérant que les benzodiazépines n’augmentent pas le risque de chute et de fracture plus que d’autres médicaments. Ces résultats observationnels mériteraient d’être confirmé dans des études prospectives comparatives cadrées. En définitive, la prévention des chutes et fractures doit rester une source de préoccupation majeure pour les médecins qui traitent l’anxiété et l’insomnie chez les patients âgés.
Note : cet article est librement inspiré de l’éditorial de Giovanni Fava